17

Débouchant du pont Saint-Michel sur lequel les échoppes fermées semblaient les pieds dans l’eau, tant la Seine avait monté, Nissac et ses compagnons gagnèrent la rive gauche et parvinrent bientôt rue Poupée où les attendaient Jérôme de Galand et ses quatre archers, des hommes de haute stature aux rudes visages.

Bien que la nuit fût sombre, parcimonieusement éclairée par quelques pauvres rayons de lune que masquaient par intermittence de lourds nuages violacés, le lieutenant de police criminelle pria le baron de Frontignac de souffler son falot en expliquant :

— La ville est aux factieux qui ajoutent l’audace à l’insolence. Il n’est guère prudent de signaler ainsi notre arrivée.

Tournant bride, il s’enfonça dans les ruelles obscures, suivi de ses hommes et de ceux de Nissac.

Par la rue de la Harpe, on gagna la rue de Foin et de là, on se dirigea vers la Porte Saint-Jacques pour s’y arrêter peu avant, à proximité d’une église fort ancienne et visiblement à l’abandon.

Déléguant un des archers à la garde des chevaux, Galand, Nissac et leurs hommes contournèrent l’église… et tombèrent en arrêt.

Dans le froid polaire, et à la lueur de torches, des hommes creusaient le sol gelé d’un très ancien cimetière dont les croix, pour la plupart de guingois, attestaient l’ancienneté.

Le lieutenant de police criminelle s’approcha du comte de Nissac qui observait la scène et lui glissa :

— Nous ne sommes point les premiers, dirait-on.

— C’est donc cette tombe-là ? murmura Nissac.

— À cette distance, comment en avoir grande certitude ? Mais il semble, en effet. Au reste, qui d’autre, en pleine nuit et par ce froid ? Nous ne sommes point en période de Peste et l’on n’enterre pas les chrétiens la nuit.

— Surtout à six, et l’épée au côté.

— Nous attaquons, monsieur le comte ?

Nissac regarda Galand avec surprise.

— Avez-vous jamais imaginé chose différente ?

Par gestes, les deux chefs donnèrent leurs ordres et bientôt leurs hommes se dispersèrent pour former un large mouvement de tenaille qui se referma sur les six déterreurs de cadavres, à présent encerclés, toute retraite coupée.

Découverts, ceux-ci abandonnèrent immédiatement pelles et pioches pour sortir l’épée du fourreau.

D’un légalisme de bon ton, certes un peu suranné en ces temps troublés de sédition mais qui impressionna favorablement le comte de Nissac, le lieutenant de police criminelle, l’épée à la main, donna sommation :

— Jérôme de Galand, lieutenant criminel du Châtelet. Au nom du roi, rendez-vous !

On devina un certain flottement chez les violeurs de sépultures qui, sans doute, prenaient la mesure de l’adversaire. Une rude affaire car avec Nissac, Galand et leurs hommes, ils se trouvaient face à onze gaillards déterminés.

Mais, d’une voix insolente qui indiquait assez comme l’homme devait bénéficier de puissants appuis, le chef des factieux répondit avec mépris :

— Le roi est otage du cardinal et celui-ci est hors les lois du royaume. Aujourd’hui, servir le roi, c’est servir le prince de Conti, le coadjuteur et le parlement. Vous, rendez-vous !

Galand regarda le comte de Nissac avec découragement :

— Le plus grave est sans doute qu’il se trouve en grande sincérité car en ces temps, beaucoup ne savent plus qui servir.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda Nissac sans masquer une certaine irritation.

Galand sembla désemparé :

— J’entends par là que j’ignore tout de ces hommes, pense qu’ils se fourvoyent mais ajoute qu’ils sont peut-être honnêtes en leur dévouement au prince de Conti, au coadjuteur et au parlement. Voilà qui complique les choses.

— Mais ils sont occupés à violer une sépulture, et c’est là grand crime de tout temps et sous quelque gouvernement que ce fût !

— Si fait, monsieur le comte, mais nous-mêmes, qu’allions-nous faire d’autre ?

L’argument semblait de poids aux yeux du lieutenant de police criminelle et le baron Le Clerc de Lafitte, qui se trouvait tout proche, hocha la tête.

C’était compter sans Nissac pour lequel ce débat n’en constituait point un. Sa voix se fit plus cinglante :

— Monsieur, vous menez enquête criminelle et je traque une bande de factieux qui nuit à la sécurité de l’État et place sous la menace des armes le Premier ministre qui représente le roi. Peu m’importe le coadjuteur, le prince de Conti, toute cette noblesse qui s’égare. Notre mobile à déterrer ce cadavre est affaire de police criminelle et de sûreté du pouvoir royal, ce qui n’est point motivation de ces gens-là. Je ne pense point, monsieur, qu’il y ait là matière à s’interroger sur la légalité, le devoir ou la légitimité, qui sont sujets fort intéressants pour soirée au coin de feu et non point la nuit, par grand froid, en un cimetière et face à une bande armée qui s’oppose au représentant de la loi que vous incarnez.

Galand, impressionné, fit retraite sans pourtant capituler :

— J’entends bien, monsieur le comte, ces choses sont fort bien dites et ne manquent point de poids. Néanmoins, mon scrupule est que ces gens, parmi lesquels se comptent peut-être des gentilshommes, pensent, eux aussi, servir un pouvoir légal.

— Si vous raisonnez ainsi, la Fronde a déjà gagné.

— Non point, mais la question mérite réponse pour légitimer l’action.

L’hésitation de Galand lui faisait honneur, mais l’honneur de Nissac était de ne point connaître l’hésitation ; il sortit son épée de son fourreau.

Immédiatement, les six hommes du comte l’imitèrent dans un bruit où le métal frottant le métal laissait entendre qu’était passé le temps des palabres. D’instinct, les archers avaient également sorti l’épée.

Le lieutenant de police criminelle hocha la tête avec un flagrant manque de conviction et en maugréant :

— Je le répète, pareilles questions méritent cependant réponses.

Frappant légèrement de son poing ganté la poitrine du lieutenant, en une série brève mais insistante, Nissac répondit en retroussant sans s’en rendre compte sa lèvre supérieure :

— Monsieur, depuis la nuit des temps ce débat existe. Il existera encore dans les siècles à venir aussi bien, je vous dirais ceci : servir le pouvoir du moment, parce qu’il est le pouvoir, parfois installé dans la violence, contre la morale et la volonté commune, c’est avoir âme de valet et œuvrer à la canaillerie, aux excès et aux crimes. Le peuple s’est choisi le roi, nous le savons tous deux. Et nous devinons tous deux qu’il n’en sera peut-être pas toujours ainsi et que le devoir, alors, sera de servir le peuple même contre le roi car c’est avant tout ceux qui le composent, la grande multitude, qui le font exister. Mais alors nous le saurons et en attendant, ce serait absurdité que de servir une coterie de bourgeois écervelés du parlement alliés à de grands seigneurs qui souhaitent revenir deux siècles en arrière.

Galand sembla d’abord tomber des nues, puis regarda Nissac sans masquer sa sympathie :

— C’est là idée fort dangereuse, monseigneur. Un mauvais esprit songerait en vous écoutant que vous pensez : mieux vaut un roi qu’il est possible de renverser quelque jour prochain que des pouvoirs multiples et forts en les régions, c’est-à-dire adversaires diversifiés rendant la tâche plus malaisée.

Nissac lui sourit, puis son regard se porta sur les profanateurs de sépultures.

— Mais ni vous ni moi n’avons mauvais esprit, mon cher Galand.

Galand vivait un rêve éveillé. Quoi, un comte de Nissac partageait ses préoccupations, allait et venait d’un pas alerte en son jardin secret dont il semblait connaître chaque allée ?

Il osa l’ultime question :

— Mais, monsieur le comte, à quoi reconnaît-on la voie lumineuse qu’on pourrait appeler… « le devoir » ?

Nissac haussa les épaules :

— À une petite chose qui palpite en nous et qu’il ne faut point étouffer. Une petite chose…

Il scruta attentivement Galand. Par ses questions, le lieutenant de police criminelle en disait long sur ses sympathies et inclinations. Au fond, ils se reconnaissaient semblable secret idéal :

— Une petite chose qu’on pourrait nommer la conscience.

Là-bas, les violeurs de sépultures, qui croyaient à une dissension, tentèrent d’aiguiser celle-ci :

— C’est avec la langue, qu’on ferraille, messieurs, point donc avec l’épée ? Grand bien vous fasse. De notre bord, ce qui ne manque point, c’est l’or.

— Et nous, le métal ! répondit Nissac en avançant seul, l’épée à la main, vers les Frondeurs.

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